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Le carrefour des cruciverbistes
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Une chronique de Jean Amadou 
 

Jean Amadou est un humoriste français qui s’est fait un nom comme chansonnier.
Il a déjà publié nombre de livres chez l’éditeur Robert Laffont, en particulier  Il était une mauvaise foi, De quoi j’me mêle ! (prix Rabelais), Vous n’êtes pas obligé de me croire ! (prix Antoine Blondin), Je m’en souviendrai, de ce siècle !  Journal d’un bouffon. 
 
Chroniqueur sur la chaîne de radio Europe 1, il y délivre régulièrement son billet d’humeur où il égratigne malicieusement les hommes et les institutions.
 
Le 25 janvier 2003, sa chronique s’intitulait « Le rite des mots croisés ».  Pour ceux qui n’ont pas eu l’occasion de l’écouter, je vous livre le script que j’en ai fait.

Jean Amadou est décédé le 23 octobre 2011.


Le rite des « mots croisés » 

Sans en être un adepte fervent, je sacrifie quelquefois au rite du mots croisés.

Cette religion compte quelques millions de fidèles qui pour rien au monde ne manqueraient leur grille quotidienne.

Rien de tel, je crois, pour meubler quelques heures de train ou d’avion, que de tenter de déjouer les pièges linguistiques que vous tendent des experts qui savent jouer avec virtuosité de toutes les subtilités de la langue française.

Né en Angleterre, adopté par les américains, le jeu de mots croisés est arrivé en France dans les années 20 du siècle dernier et d’emblée il a séduit quelques esprits affûtés qui ont trouvé dans l’art de la définition un moyen de faire briller les facettes de leur talent.

Quelques-uns sont restés célèbres. Alors, comme on ne prête qu’aux riches, c’est à Tristan Bernard qu’on a attribué le célèbre : « Vide les baignoires et remplit les lavabos. » … ENTRACTE    alors que la définition est d’une femme : Renée David.
 

Mais Tristan en a épinglées quelques-unes  à son palmarès :

« Femme de feu » …  VEUVE

« Suit le cours des rivières » … DIAMANTAIRE

« Lève son drapeau en signe de liberté » …  TAXI.   C’était l’époque où les compteurs de taxi étaient à l’extérieur du véhicule et où le conducteur rabaissait quand il était en course une petite plaque métallique qu’il redressait quand il déposait son client.

« Unit les idées et les localités » …  CAR

« Moins cher quand il est droit » … PIANO

« Il ne reste pas longtemps ingrat » … AGE

 

Les mots croisés mirent même les services secrets en alerte. Quelques semaines avant le Débarquement en Normandie, un journal britannique publia des grilles où l’on trouvait UTAH, OMAHA et OVERLORD ; trois noms de code ultra-secrets de l’opération.  On interpella l’auteur qu’on interrogea longuement avant de le libérer.  Il ne s’agissait que d’une surprenante coïncidence.

 

Il y a peu de femmes ou d’hommes d’esprit qui ne se soient un jour laissé tenter  par cet exercice.

Antoine Blondin lui-même s’y laissa prendre avec le délicieux :  « Engendre des pompiers sur une grande échelle » … ACADEMISME.

Au dessinateur Chaval on doit :  « Le soleil peut lui être fatal » … ACROBATE.

 

Entre les auteurs de définitions et ceux qui tentent de les déchiffrer s’établit d’ailleurs une complicité. Scipion, qui nous a quitté l’année dernière, avait une tournure d’esprit très particulière et quand on était entré dans son univers, c’est-à-dire quand on l’avait décodé, on résolvait beaucoup plus facilement ses énigmes :

« Du vieux avec du neuf » … NONAGENAIRE

« Crevasse » … MOURUSSE

« Feu rouge » … STALINE

« Héroïne pure » … BLANCHENEIGE

« Un examen où l’on est sûr de se faire étendre » … PSYCHANALYSE.

 

Alors, bien sûr, il fallait un brin de culture pour se lancer dans les grilles de Scipion. Ceux qui ignoraient tout de La Chartreuse de Parme ne pouvaient pas trouver :

« Aimait trop le parmesan » … SANSEVERINA

et les technocrates qui encombrent les cabinets ministériels ne lui ont jamais pardonné cette définition de l’ENA : « Fait aller aux cabinets ».

 

Michel Laclos a laissé quelques formules somptueuses :

« Inquiétante à partir de 39-40 » … FIEVRE

« Une bonne partie du Finistère »  …  BECASSINE

« État de Caroline du Sud » …  MONACO

« Petite pièce qui prolonge la chambre » … RUSTINE

et ce petit bijou :  « Quarante à l’heure » … MOINSVINGT

 

Nous sommes là dans la fine fleur de ce que peut offrir une langue aussi riche que la nôtre où les jeux de mots s’offrent des feux d’artifice.

 

Et puis il y a, bien sûr, pour tous les adeptes l’irremplaçable oncle Max, le censeur des chiffres et des lettres à la télévision : Max Favalelli dont on se remémore avec délice les classiques :

« À sa réception il y a souvent un chef » … MATRAQUE

« Ne s ‘abaisse jamais devant quelqu’un d’important » … STRAPONTIN

« Avec lui la lune est dans l’eau » … BAINDESIEGE

« A les défauts de l’enfance sans en avoir les agréments » …  GATEUX.

 

Max s’était même offert le luxe d’un petit clin d’œil qui aurait pu lui coûter cher pendant l’occupation.  Il donna dans un mots croisés la définition suivante :  « A bien mérité le bâton » … MARECHAL.

C’était en apparence anodin, mais au deuxième degré, quand on pensait à Pétain, c’était un tantinet subversif et les vigilants censeurs qui surveillaient la presse s’y laissèrent prendre, mais certains cruciverbistes quand même savourèrent.

 

Pour en savoir davantage sur les mots croisés, sur ces exercices de style qui sont les fontaines lumineuses de la langue, je vous renvoie, comme je l’ai déjà fait d’ailleurs, au merveilleux livre de Claude Gagnière « Pour tout l’or des mots » [1] dont chaque page est à savourer.

 

Au fait, savez-vous à quoi on reconnaît un optimiste à tout crin, celui qui est sûr de lui, qui ne doute de rien ?

… au fait qu’il fait des mots croisés avec un stylo à encre !

 

Jean Amadou (Europe 1 – 25 janvier 2003)  
 

 

[1] NDLR. Ce livre, disponible dans la collection Bouquins chez Robert Laffont, regroupe et augmente les deux parutions précédentes du même auteur : Au bonheur des mots (1989) et Des mots et merveilles (1994).
 



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